Pardonnez-moi d’ouvrir des
parenthèses. Je ne peux pas mentionner le nom de Francine Nebot sans dire pour
elle toute mon admiration. Puissance, adresse, force, gentillesse.
Pour le
volley, elle était l’entraîneur de l’ASSMA, l’association sportive de la mairie
d’Alger. Lorsqu’il y avait un match de basket et de volley en même temps, elle
donnait sa préférence (ou le contrat donnait) la préférence au basket. Et
alors, un match de volley de l’ASSMA sans « sa » capitaine, c’était un
rude coup.
Un jour, j’ai entendu le
journaliste d’Europe n°1 annoncer qu’il venait de se produire une catastrophe
aérienne et parmi les passagers figurait Francine Nebot, entraîneur de
l’équipe de basket de Bastia.
Mes souvenirs sont-ils exacts et rigoureux ? Je me suis mis dans la tête de retrouver la date
de l’accident, le numéro de vol, la ville du départ.
Je rédige, non sans émotion,
un petit texte qui accompagnera les photos et la chronique de l'accident et ne
puis me défaire d'une phrase de Gide qui me revient sans cesse
: « Si tu savais, éternelle idée de
l'apparence, ce que la proche attente de la mort donne de valeur à
l'instant! »
On peut lire grâce à Internet dans Cronica di A Corsica (choisir l'année 1962) : «Le quadrimoteur Stratoliner de la compagnie
Aigle-Nautic percute dans le brouillard le Monte Renosu, à 2300 m d'altitude. On dénombre
vingt-cinq morts, parmi lesquels les équipes masculine et féminine de
Basket-Ball Club Bastiais qui allaient disputer un matchà Nice ».Les photos sont extraites de la revue Paris-Match n°718 du
12 janvier 1963. La légende dit : «Depuis huit jours, gendarmes, légionnaires,
paras, luttant dans la bourrasque recherchent les corps. Les habitants de
Ghisoni les guident : un enfant du village est parmi les victimes ».
Francine Nebot, capitaine, se déplaçait avec son équipe et
aussi avec son mari, le sergent Créhange et leur petit garçon de 3 ans.
J'avais
vu sur les stades en sous-sol de la nouvelle mairie d'Alger, Francine enceinte
qui dirigeait son équipe, de la touche. Près d'elle, son mari, moustachu, très
correct, mais nous ne nous étions point parlé.
Selon Liliane Vallès, son internationale coéquipière
section basket de l'A.S.T.A.
(voir photo), se trouvaient aussi dans l'avion, monsieur et madame Heintz du
Gallia d'Alger.
Sur l'article d'une
feuille de journal édité en Algérie (date 30 et 31 décembre 1962), nous apprenons
que Francine Nebot (h)-c'est la première fois que nous voyons le nom de
Nebotécrit avec un H mais
passons-Francine a été dix-neuf fois
internationale de basket, recordwoman d'athlétisme d'Afrique du Nord et
internationale de volley-ball.
Rien que cela. En 1956, les journalistes sportifs
l'avaient proposée comme meilleure athlète de l'année pour l'Afrique du Nord.
Il y avait quelques
années, un accident à l'un de ses bras l'avait obligée à cesser ses activités
sur les stades et dans les gymnases. A Bastia où elle s'était repliée avec son
mari et leur petit garçon de 3 ans, Francine était devenue capitaine du Sporting ClubBastiais. C'était la première saison qu'elle y jouait. Elle
avait d'abord pensé s'installer à Nice, mais n'y avait pas trouvé
d'appartement, alors elle s'était fixée à Bastia, il y a quelques mois. En
toute dignité, elle avait quitté son cher pays, n'avait jamais songé à
collaborer avec la dictature de là-bas et elle avait laissé les charognards
français se régaler entre eux.
Grande du sport, elle est restée grande jusqu'au bout. La
place qu'elle laisse sur la terre de France est propre. L'odeur de la venaison
l'aurait troublée. Humblement, nous avons consacré à cette populaire dame du sport,
une petite page de notre site. Nous y avons mis tout notre cœur.Francine était la fille d'un huissier fort honorablement
connu dans notre bonne ville d'Alger. Il n'était pas
question d'évoquer le volley-ball du temps jadis sans nommer Francine Nebot. Redirai-je assez la douleur qui m'a taraudé longtemps au
niveau de l'estomac lorsque j'évoquais l'accident?
Et comment ne l'aurais-je point évoqué ? J'en parlais
chaque fois que je rencontrais Antoine Casanovas, le chef d'escale d'Air-France
en poste à Bastia et que je voyais plusieurs fois par an. Antoine était le
frère puîné de ma mère, donc mon oncle. Il venait souvent à Paris, nous allions
chez lui. Bien sûr, l'oncle
Antoine n'avait rien eu à voir avec le crash du stratoliner ni avec la
compagnie Aigle-Nautic. Il n'a eu à répondre de rien. De rien,soit, mais la catastrophe avait bouleversé
le personnel de l'aéroport.
Je me souviens de mes visites à Bastia et j'en garde un bon souvenir.
Est-ce la beauté de l'île ou la gentillesse des Corses qui m'ont aidé à gommer
ma brûlure? Un jour, j'ai décidé de ne plus parler de l'accident et de ne plus
y penser un peu comme on décide de ne plus fumer. Je disais, avec beaucoup de
sincérité dans la voix : « Fini, oublié l'accident du stratoliner ou
je change de métier. On ne peut pas travailler la peur au ventre. Pas
vrai? » Je n'ai jamais eu peur des avions dont les odeurs et les
bruits ont fait partie de ma vie.
J'ai menti aux miens. Je me suis menti. J'ai fait
semblant; la preuve : A peine arrivé sur le tarmac deBastia,je brûlais
d'envie de savoir où était situé le Monte Renosu et je me surprenais à laisser
mes yeux errer et se perdre sur les cimes desmontagnes.
Aujourd'hui, à
Bastia, plus personne ne se souvient de l'accident et ceux qui sont nés à
l'époque du drame, ont 45 ans, bien plus que l'âge de raison. J'ai envoyé des
messages au club de basket bastiais pour avoir la date du crash. Nul n'a pris
le temps de me répondre même pour me dire : « Nous ne savons
pas ».
J'ai terminé la page de l'accident comme la rédaction d'un devoir un peu
compliqué. Je sais que personne ne m'en saura gré et après lecture de ce
passage, qui donc aura pour moi un peu plus de sympathie ou de respect ? Pour
certains sportifs d'autrefois, j'aurai seulement essayé de réveiller les morts
qui, eux,ne me demandaient rien. Alors
pourquoi cette obsession de la révélation ? Je n'ai pas la réplique. Aurai-je
réussi, plaise à Dieu, à remuer quelques vieux souvenirs que notre mémoire avait
enfouis à jamais dans un trou noir du monte Renosu?
Je venais de commencer ma carrière dans
l’aviation, à Orly. J’ai eu la chair de poule. Et puis la vie a repris ses
droits et les avions ont continué à voler. A voler avec une partie de mon
travail donc de mes calculs, loodsheeds et plans de vol. L’avion, je le prenais
souvent en raison du faible coût des billets (10% du tarif dans la limite des
places disponibles). Et puis l’avion, je l’ai pris en couple, et puis avec
femme et enfants.
Les années ont dégringolé sur notre dos. Des avions, j’en ai
tant vu partir et revenir. J’ai eu la chance d’aller au bout du monde. Mais le
bout du monde n’a jamais remplacé l’Algérie.
Aujourd’hui, du temps béni des colonies, il me reste le souvenir
d’un pays lumineux où le sport était roi, où nous avons été souvent
heureux,heureux sans le savoir. Nous
avions vingt ans.
Plaie ouverte...
Un jour j’ai troqué mon uniforme bleu marine aux boutons
dorés pour la tenue plus sévère des Lignes aériennes allemandes. Ces
Lignes allemandes étaient basées à Orly-ouest avec Air Inter, Alitalia et
Swissair.
Je voyais souvent Gérard Ferkioui et il nous arrivait d’évoquer à
demi-mot notre adolescence lorsque nous jouions sur le stade Biales ou aux
Groupes Laïques.
Je l’avais connu, habillé proprement mais avec modestie car,
dans sa famille, pas plus que dans la mienne, nous ne connaissions ni l’opulence,
ni la prospérité. Et lui, il m’avait connu à l’époque de la ruine de mon
père !
Ruine causée par le séisme du 9 septembre 1954 à Orléansville.
Mon
père et sa société participaient à la construction - partie électricité - d’un
grand immeuble qui s’était effondré comme un château de cartes. Pas d’assurance...
Ruine, pauvreté, j’ai assisté au déclin en me repliant tout au fond de
moi-même. La première grave commotion, dans ces cas, touche les études. Et puis
viennent les beaux-arts qu’on ne peut plus payer, donc pour moi, plus de
musique.
Et même le sport, cet opium du peuple, coûte trop cher. Ma mère, après
bien des soupirs, a pu payer ma cotisation au RUA et au RUA, sans le montrer,
j’ai supporté trois ans de misère.
Pendant les années 1954-55-56 j’ai pu malgré
tout être heureux parfois. Oui heureux grâce au RUA ainsi qu’au Centre aéré de
la Croix-Rouge au Clos-Salembier. Cinquante ans après, j’ai toujours besoin de
rappeler mes petits bonheurs vécus en filigrane dans le malheur et la pauvreté
et de consacrer un site à ceux qui m’ont tendu la main.
Je me
souviens de cette fin d’après-midi où j’étais arrivé chez mes parents
après une séance d’entraînement à Orly. Ils vivaient encore à Paris, dans le
XIVème arrondissement, rue Maurice Ripoche. Je revois ma mère qui était suspendue
au téléphone.
-Ta mère trace des plans sur la comète avec madame Boyer, a
constaté mon père. Madame Boyer, celle qui prépare des colis pour nos
prisonniers. Comme d’habitude, la discussion dure depuis un moment.
Ma mère citait les
noms de nos incarcérés et des noms de
prisons. J’ai senti ma gorge se serrer. Elle allait poser le téléphone et encore
me parler du 26 mars et des salves tirées sur nous, et puis des gardes mobiles,
des perquisitions… Je connaissais par cœur la longue litanie de nos malheurs. Depuis
notre arrivée en France, ma mère entretenait sa douleur en puisant ses forces
dans un terreau composé de souffrance et de larmes.
J’ai eu l’impression qu’un écran opaque me
troublait la vue. Sans que je sache pourquoi, une vague de lyrisme m’a envahi. J’aurais
voulu évoquer avec mes parents, nos soirées d’été sur le balcon, parler des
soirs colorés d’une lumière verdâtre, du déclin du jour sur la mer et sur la
piscine du RUA, des nuits alanguies de nos banlieues, parfumées par les
effluves d’une plante que nous appelions galant de nuit, des sanglots de la musique arabe que
l’on entendait partout. J’ai senti que mon passé venait me prendre et me
reprendre comme une drogue bienfaisante et terrible, une drogue jalouse de ses
pouvoirs.
Mon père a
braqué son regard bleu sur mes yeux embués. Pouvait-il comprendre combien
j’étais loin des colis alimentaires de madame Boyer et de la quête de
nourriture organisée par ma mère ? J’étais ailleurs. Je revoyais les
matins clairs du stade Leclerc, les parties de volley et les athlètes vêtus de
maillots rayés bleu et blanc qui tournaient autour de la grande piste, à
petites foulées.Et ma mère,
elle, loin de mon lyrisme, n’en finissait pas de citer les noms des incarcérés
politiques et soupirait qu’un jour nous aurions notre revanche. Elle ne pouvait
pas savoir que cette revanche, nous ne la connaîtrions jamais. Le vieux chef de
l’Etat a été chassé deux ans plus tard et c’est tout. J’ai fait remarquer que les
anciens prisonniers étaient au Pouvoir en Algérie tandis que les généraux de l’armée française croupissaient sur la
paille humide des cachots excepté Challe libéré depuis quelques petits mois.
J’ai ajouté : « Encore une guerre pour rien ». Ma mère a passé
outre et s’est exclamée :
-Tu sais que nous préparons des colis. Il faut bien améliorer
l’ordinaire des incarcérés. Et toi, est-ce que tu penses à eux, au moins ?
J’ai soupiré que oui, bien sûr, je pensais aux nôtres qui croupissaient
à Tulle, à Saint Martin en Ré, aux Baumettes… Et pour renforcer mes paroles
j’ai ajouté : «Les prisonniers, lesprisonniers politiques…
J’en parle même tous les jours avec mes collègues d’Alger et d’Oran.
(J’étais sincère). L’Algérie ne me passe pas, c’est une plaie ouverte que je
traîne ».Je n’eus pas à
faire d’effort pour voiler ma voix d’un accent de vérité. Mon père laissa
tomber comme dans un mélodrame : « Ces généraux qui ont sacrifié
leur vie pour nous m’arrachent lerespect. »
Les prisonniers de Tulle passent le temps comme ils le peuvent. De gauche à droite le général Michel Gouraud, le commandant Georges Robin, le colonel Pierre Le comte et le général Maurice Challe.
Pour oublier l'Algérie, nous nous sommes étourdis de
voyages...
Copyright (c) 2005-2007 " Deux @ ". Tous droits réservés.